Sept ans plus tard : Un deuxième rapport sur les Forces armées canadiennes et la violence sexuelle

20 juin 2022

L’inaction des Forces armées canadiennes (FAC) concernant les accusations de violence sexuelle (harcèlement, agressions, viol, etc.) est bien documentée depuis plusieurs années. À la fin mai, le rapport indépendant tant attendu de la juge Louise Arbour a été publié. Ce dernier fait suite à la précédente enquête de 2015, menée par la juge Marie Deschamps, qui décriait la culture toxique des FAC et revendiquait l’adoption de diverses recommandations.

Sept ans plus tard, Louise Arbour fait le même constat que le rapport Deschamps et est sévère dans ses constats :

« Assujetties au contrôle de la société civile, mais extraordinairement autoréglementées, les FAC n’ont pas voulu — ou n’ont pas pu — adopter l’intention et la vision recommandées par des sources extérieures. Elles ont choisi de se conformer à la lettre plutôt qu’à l’esprit des recommandations et de prioriser l’apparence des mesures plutôt que leur substance, ce qui a eu pour effet de renforcer les façons de faire existantes. […]

L’échec des dirigeants est à blâmer pour cette culture d’inconduite sexuelle qui perdure, une culture qui est elle-même la manifestation d’attitudes discriminatoires encore présentes aujourd’hui. La faute ne peut pas être mise sur le dos de quelques dirigeants en particulier. Fondamentalement, il s’agit ici de l’échec collectif d’une organisation qui a conservé un degré substantiel d’autoréglementation et de résistance aux influences et aux progrès de l’extérieur.[i] »

Sans éradiquer la culture actuelle, opposée aux changements et à l’influence de l’extérieur, les dynamiques de pouvoir ne seront pas cassées. La juge poursuit en déplorant la loyauté à la structure hiérarchique : « Il en résulte des dirigeants attachés aux vieilles façons de faire et préoccupés principalement par l’excellence dans la livraison des opérations ».

Aperçu des recommandations du rapport de la juge Arbour

  1. Tout comme dans le rapport Deschamps, ce nouveau rapport recommande que les accusations d’infraction au Code criminel ne soient plus confiées aux FAC : « Les infractions sexuelles visées par le Code criminel devraient être retirées de la compétence des FAC. Elles devraient faire l’objet de poursuites exclusivement devant les tribunaux criminels civils dans tous les cas. » La juge indique que les politiques des FAC devraient désormais faire référence au Code criminel en cas d’agression et qu’elles devraient adopter la définition du harcèlement contenue dans le Code canadien du travail. Dans le même ordre d’idée, la juge recommande que la Commission canadienne des droits de la personne traite les cas de harcèlement sexuel. L’indépendance par rapport à la chaîne de commandement est mise en relief dans le rapport. Retirer des FAC l’autorité d’arbitrer les cas de violence sexuelle est une évidence. Également souligné dans le dernier rapport, c’est une solution qu’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOcVF) et plusieurs organismes militants revendiquent depuis des années. Nous espérons qu’un deuxième rapport qui réitère cette même urgence pourra enfin faire bouger les choses.

Une section du rapport sur le sujet de la gestion des cas d’inconduite sexuelle nous amène des questions. Il est en effet indiqué que :

« Le VCEMD [Vice-chef d’état-major de la défense], ou son délégué désigné, devrait être chargé de superviser le processus pour tout grief lié à l’inconduite sexuelle, au harcèlement sexuel ou à la discrimination fondée sur le sexe, ou impliquant une allégation de représailles pour avoir signalé ou divulgué d’une autre manière un tel cas d’inconduite, de harcèlement ou de discrimination. Pour de tels griefs, l’AGFC [Autorité des griefs des Forces canadiennes] devrait désigner une AI [autorité initiale] ayant une expertise dans le domaine et qui est indépendante de la chaîne de commandement de la partie plaignante. »

Or, le rapport met tellement en évidence les diverses raisons pour lesquelles les FAC ne devraient pas gérer les plaintes d’inconduite sexuelle, notre recommandation serait qu’aucun haut placé dans l’armée ne soit impliqué dans le processus, même si ce n’est que de la supervision, et que les plaintes soient intégralement traitées à l’externe, et ce, dès le début sans interférence de la hiérarchie militaire.

  1. Comme quatrième recommandation, on retrouve la divulgation de toute relation personnelle (affective, romantique, sexuelle ou familiale) à la chaîne de commandement, accompagnée d’une précision :

« Si une relation personnelle non divulguée est mise au jour entre des membres de grades différents, ou dans une situation où il existe autrement un déséquilibre de pouvoir, il devrait y avoir une présomption réfutable que la relation n’était pas consensuelle. Toute conséquence négative devrait alors viser principalement le membre le plus haut gradé ou autrement en position de pouvoir. »

La précision est essentielle, car elle fait ressortir les dynamiques de pouvoir en lien avec le consentement.

  1. En sixième lieu, la juge indique que les accusations d’inconduite sexuelle remontant à 2015 à l’endroit de membres qui n’ont pas subi de conséquences professionnelles devraient être réexaminées.
  2. Selon la juge, les survivantes doivent recevoir des conseils juridiques indépendants le plus tôt possible pour réussir à naviguer les systèmes judiciaires complexes et prendre des décisions éclairées. De plus, elle recommande la révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne afin d’augmenter les dommages-intérêts accordés aux plaignantes. C’est une recommandation qu’AOcVF appuie. Par l’entremise de notre Centre juridique pour femmes de l’Ontario, nous savons que l’accès à la justice pour les femmes aux prises avec la violence est compliqué; chaque institution doit en faire plus pour appuyer les survivantes de violence.
  3. La 27erecommandation, peu étonnante, concerne la pleine adoption des recommandations contenues dans le rapport Deschamps quant à la formation liée aux infractions sexuelles et au harcèlement sexuel.
  4. Comme le mentionne le rapport, la structure fort hiérarchique des FAC est une cause principale des problèmes structurels. Ainsi, la juge recommande aussi que « La structure de commandement d’autorité et de responsabilité de l’escadre des élèves-officiers devrait être éliminée. »
  5. La juge recommande de procéder à un examen détaillé de la structure éducative des FAC (avec l’appui d’un ou d’une spécialiste en éducation à l’externe), afin d’ultimement déterminer si les deux collèges militaires doivent demeurer en fonction, ou si ces élèves devraient être formés auprès d’autres établissements postsecondaires.
  6. La recommandation finale concerne la nomination d’une personne externe, appuyée par une équipe extérieure de la Défense, dont la responsabilité sera de superviser la mise en œuvre des recommandations contenues dans ce rapport et de produire des rapports mensuels à l’attention de la ministre et des rapports publics semestriels.

Conclusion

Un point ressort de cette analyse : les FAC ne devraient pas opérer seules pour ce qui est de la gestion des accusations de violence. AOcVF est entièrement d’accord avec cette conclusion. Vu la culture au sein des forces armées, dont les multiples exemples font les manchettes depuis longtemps, nous n’avons pas confiance que cette institution défende les droits des survivantes et des victimes, et non de sa hiérarchie. Il est évident que les FAC n’ont ni la compétence, et surtout, ni la volonté, de changer la culture.

Nous ne remettons pas en cause la pertinence de ce rapport. S’il comprend des pistes intéressantes, il est difficile de le qualifier de franc succès; certains constats vont plus loin que le dernier rapport, mais il demeure que la plupart des recommandations sont réclamées depuis un moment, et que les recommandations du rapport Deschamps n’ont jamais été mises en œuvre. Cela dit, la ministre Anita Anand a démontré une volonté de changement depuis sa nomination. Nous faisons preuve d’optimisme modéré.

Les constats et les recommandations sont claires; c’est aux FAC de les mettre en œuvre. Nous suivrons de près l’évolution de ce dossier.

[i] Citations tirées de https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/organisation/rapports-publications/rapport-de-lexamen-externe-independant-et-complet/introduction.html

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