Incels et manosphère : manifestations virtuelles d’une violence misogyne bien réelle

15 mars 2019

Incels et manosphère : manifestations virtuelles d’une violence misogyne bien réelle

Le 24 avril 2018 à Toronto, un homme de 25 ans conduit un véhicule vers des piétons et tue 10 personnes. Dès les premières heures suivant l’attaque, les médias tentent de trouver le plus d’information possible sur le tueur et les raisons qui l’auraient motivé. Or, il semble que le tueur avait publié quelques heures avant la tragédie un statut Facebook sur la révolte des incels, une communauté misogyne très active sur Internet. Ce statut indiquerait que la raison derrière l’attaque serait une haine profonde des femmes. Quelques jours après la tuerie, il est confirmé que 8 des 10 victimes sont des femmes et que le statut misogyne est bel et bien l’œuvre du tueur[i]. Depuis, un gardien de sécurité d’Edmonton a évoqué sa frustration d’être un incel comme motif de son attaque qui a mené à la mort d’un client du centre d’achat où il travaillait[ii]. Plusieurs voix se sont également élevées pour suggérer que les femmes sont en partie responsables de cette rage meurtrière en exerçant leur droit de refuser une relation sexuelle avec ces hommes.

Le débat fait rage entre ceux qui sont déterminés à éviter de reconnaître la misogynie comme un problème réel et celles qui considèrent que le sexisme et la misogynie sont des causes directes de  ces attaques et qui font le lien avec la tuerie de la Polytechnique en 1989[iii]. Il est tout de même indéniable que les auteurs de ces crimes étaient membres de groupes incels et adhéraient à cette idéologie. Il est aussi indéniable que les groupes féministes dénoncent en vain depuis des années le harcèlement que leur font subir les différentes communautés misogynes en ligne et que les dangers que ces dernières posent ne se situent pas uniquement en ligne. Il importe donc de bien connaître ces communautés pour mieux comprendre et évaluer le risque qu’elles posent.

Les “incels”

Le terme incel est d’abord utilisé par une Torontoise qui n’avait jamais eu de relation amoureuse ou sexuelle et qui souhaitait créer une communauté de soutien inclusive pour les autres « célibataires malgré eux » peu importe la raison derrière leur célibat. Elle crée donc le forum Alana’s Involuntary Celibacy Project. Cette communauté de soutien a d’abord permis à plusieurs de partager leur cheminement vers la réalisation qu’ils ou elles n’étaient pas hétérosexuels. La Torontoise à l’origine du terme s’est finalement reconnue comme bisexuelle. Après avoir acquis plus de confiance en elle et avoir commencé à fréquenter des hommes et des femmes, elle laisse la gestion du site entre les mains d’un autre utilisateur. Le forum qui accueillait plus d’hommes que de femmes dès le départ devient de plus en plus masculin et, surtout, masculiniste[iv]. Le terme incel évolue donc comme canalisateur de la rage de masculinistes célibataires qui multiplient les forums et les abonnés. Aujourd’hui, ils sont actifs principalement sur 4chan, Reddit, Twitter et plusieurs sites créés uniquement pour leur bénéfice comme incels.me et truecels.org[v].

Leurs forums servent à créer une autre version du monde où leur célibat est attribuable aux femmes qui ne savent pas ce qu’elles veulent ou ce qui est « bon » pour elles. Dans cette version du monde, il y a des hommes blancs, grands, athlétiques, riches et beaux, les Chads, et des Stacys, des femmes blanches, belles et athlétiques, généralement blondes. Ils constituent en quelque sorte les mâles et femelles alpha dans leur conception des relations humaines. Bien qu’ils désirent les Stacys et que les femmes qui ne correspondent pas aux critères de beauté de la société les répugnent, les incels blâment la libération sexuelle, sociale et économique des femmes pour le fait que ces dernières ne les choisissent pas comme partenaires et optent plutôt pour des Chads[vi].

Un des thèmes communs de ces communautés est le slutshaming et une grande partie de leur rage envers les femmes est basée sur le paradoxe pute/vierge. Si une femme a eu plusieurs partenaires sexuels, elle est une pute. Si elle n’en a eu aucun, elle est prude et probablement trop superficielle pour s’intéresser à eux. Le racisme est aussi très présent dans ces communautés et on y trouve plusieurs termes péjoratifs et stéréotypes raciaux. Par exemple, les Indiens sont communément appelés curry(cari) et on y parle souvent négativement des femmes blanches qui fréquentent les hommes noirs[vii].

La communauté masculiniste en ligne, la manosphère

La manosphère dépasse les incels et regroupe les Men’s Rights Activists (MRA) ou masculinistes, plusieurs groupes suprémacistes blancs, des groupes de l’Alt-Right, les Red Pills (en référence à la Matrix) et plusieurs groupes de la communauté entourant les jeux vidéos. Les groupes composant la manosphère sont hébergés sur plusieurs plateformes tant publiques que privées si bien qu’il est difficile, voire impossible, d’éradiquer complètement leur présence sur le web malgré les tentatives timides des géants Facebook, Twitter et Reddit. On peut d’ailleurs souligner que Reddit a banni le subreddit (sous-groupe sur Reddit) r/incels après la tuerie et que ses partisans ont tôt fait de créer r/braincels pour continuer leurs activités[viii].

Bien que le potentiel de violence de la manosphère ait surpris nombre de membres de la société suite à l’attentat de Toronto, les femmes qui prennent souvent position publiquement et qui sont très actives sur les réseaux sociaux en étaient conscientes depuis plusieurs années étant elles-mêmes la cible de ces violences. En effet, il y a plusieurs années que les journalistes, les blogueuses et les personnalités publiques féminines font état de la violence qu’elles reçoivent en ligne suite à leurs prises de position publiques. La réponse des observateurs et de la société en général avait été jusqu’ici  de conseiller aux femmes d’ignorer le cyberharcèlement et de réduire leur présence en ligne sans réelle reconnaissance qu’il s’agit là bel et bien de violence et que la responsabilité de faire cesser cette violence n’est pas dans les mains des victimes[ix].

Devant ces manifestations trop concrètes du danger que pose la manosphère pour la sécurité de tous, mais en particulier celle des femmes, il reste à espérer que les gouvernements, les corps de police, les médias, les géants du web et la population en général prendront des actions tout aussi concrètes pour lutter contre cette menace. Chose certaine, le féminisme intersectionnel offre déjà des pistes de solutions notamment au niveau de l’éducation des garçons et des filles aux relations saines et à l’égalité hommes-femmes, de la promotion d’une masculinité saine et de l’atteinte des objectifs en égalité des genres de façon plus large.

[i] Pineda, A. (s. d.). Alek Minassian aurait été motivé par une haine des femmes. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.ledevoir.com/societe/526125/le-portrait-de-alek-minassian-se-dessine

[ii] Tierney, A. (30 août 2018). Edmonton Man Uses ‘Involuntary Celibacy’ as Excuse in Stomping Death. Consulté 31 août 2018, à l’adresse https://www.vice.com/en_ca/article/ev8ekp/edmonton-man-uses-involuntary-celibacy-as-excuse-in-stomping-death

[iii] CBC Radio ·. (2018, avril 28). From the Montreal Massacre to the Toronto van attack: Why the reluctance to talk about male violence? | CBC Radio. CBC. Consulté à l’adresse https://www.cbc.ca/radio/day6/episode-387-confronting-male-violence-art-vs-pipelines-bill-murray-stories-korean-families-divided-more-1.4634795/from-the-montreal-massacre-to-the-toronto-van-attack-why-the-reluctance-to-talk-about-male-violence-1.4634826

[iv] Baker, P. (2016, mars 1). The Woman Who Accidentally Started the Incel Movement. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.elle.com/culture/news/a34512/woman-who-started-incel-movement/

[v] Lamoureux, M. (s. d.). A Brief History of ‘Incel,’ the Misogynistic Group Allegedly Cited By Toronto Van Attacker – VICE. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.vice.com/en_ca/article/pax9kz/a-brief-history-of-incel-the-misogynistic-group-allegedly-cited-by-toronto-van-attacker

[vi] Griffin, J. (2018, mai 12). Inside the dark world of « incels ». BBC News. Consulté à l’adresse https://www.bbc.co.uk/news/blogs-trending-44053828

Bussières, I. (2018, avril 24). Qui sont les Incels? Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.lesoleil.com/actualite/justice-et-faits-divers/qui-sont-les-incels-d1cac61f92d01790065541c5855332e3

Racco, M. (2018, avril 25). What is incel? Examining the ‘rebellion’ praised by Toronto van attack suspect – National | Globalnews.ca. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://globalnews.ca/news/4166830/toronto-van-attack-what-is-incel/

Racco, M. (2018, avril 26). ‘There’s a lot of truth in this’: Incel spokesperson defends movement praised by Alek Minassian – National | Globalnews.ca. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://globalnews.ca/news/4169791/toronto-van-attack-incel/

[vii] Romano, A. (2016, décembre 14). How the alt-right’s sexism lures men into white supremacy. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.vox.com/culture/2016/12/14/13576192/alt-right-sexism-recruitment

Blanchette, J. (s. d.). La manosphère en calvaire. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/526917/la-manosphere-en-calvaire

Cohen, R. (s. d.). Welcome to the Manosphere: A Brief Guide to the Controversial Men’s Rights Movement – Mother Jones. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.motherjones.com/politics/2015/01/manosphere-mens-rights-movement-terms/

Kini, A. N. (s. d.). How Reddit Is Used to Indoctrinate Young Men Into Becoming Misogynists – VICE. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.vice.com/en_ca/article/gyj3yw/how-reddit-is-used-to-indoctrinate-young-men-into-becoming-misogynists

Marche, S. (2016, avril 14). Swallowing the Red Pill: a journey to the heart of modern misogyny. The Guardian. Consulté à l’adresse http://www.theguardian.com/technology/2016/apr/14/the-red-pill-reddit-modern-misogyny-manosphere-men

What is the manosphere? (2016, juillet 5). The Economist. Consulté à l’adresse https://www.economist.com/the-economist-explains/2016/07/05/what-is-the-manosphere

[ix] Labrecque-Saganash, M. (s. d.). Les réels dangers de la masculinité toxique. Consulté 9 août 2018, à l’adresse http://journalmetro.com/opinions/maitee-labrecque-saganash/1531741/les-reels-dangers-de-la-masculinite-toxique/

Lalonde, J. (s. d.). Violence Against Women in Canada: Women Can’t Prevent It. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.flare.com/news/violence-against-women-in-canada/

Sachgau, O. (s. d.). Women’s rights advocate knows how online harassment, threats seep into real life | The Star. Consulté 9 août 2018, à l’adresse https://www.thestar.com/news/queenspark/2016/07/18/womens-rights-advocate-knows-how-online-harassment-threats-seep-into-real-life.html

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