Enquête publique à Renfrew : la violence conjugale, une épidémie 

20 juillet 2022

Le portrait des victimes de violence est hautement stéréotypé : femme blanche, cis, hétérosexuelle, en âge d’avoir des enfants, etc. Par conséquent, de nombreux groupes sont invisibilisés, dont les femmes en ruralité. Pourtant, elles sont surreprésentées comme victimes : « En 2018, les femmes et les filles des régions non urbaines représentaient 16 % de la population des femmes au Canada, mais environ 34 % des victimes de fémi[ni]cides en général. »i  

Au cours du mois de juin, une enquête publique sur les meurtres de trois femmes, Carol Culleton, Anastasia Kuzyk et Nathalie Warmerdam, tuées en 2015, a eu lieu. L’enquête s’est terminée récemment par la formulation de 86 recommandations. Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (Action ontarienne) présente un aperçu des recommandations.  

Pour consulter les recommandations dans leur intégralité (en anglais) : https://lukesplace.ca/wp-content/uploads/2022/06/CKW-Inquest-Verdict-Recommendations-SIGNED_Redacted.pdf  

Aperçu des recommandations  

Premièrement, la déclaration de la violence conjugale comme étant une épidémie est une recommandation que nous appuyons fortement. C’est un constat qu’ONU Femmes a fait au cours de la pandémie, qualifiant la violence faite aux femmes de « pandémie fantôme » et précisant qu’une « femme sur trois dans le monde doit affronter de la violence physique ou sexuelle venant principalement d’un partenaire intime. »ii Les violences faites aux femmes doivent être prises au sérieux : lois pour contrer la hausse de féminicides et venir en aide aux survivantes, hausse de financement des services en violence, refonte du système de justice pour cesser de revictimiser les survivantes, éducation préventive sur les relations saines et le consentement, examen intersectionnel des causes de la violence, reportages médiatiques qui ne reproduisent pas de mythes sur la violence, etc. 

Un thème ressort de ces recommandations : celui de protéger les victimes et survivantes de violences. À cet égard, le comité présente quelques recommandations intéressantes. En lien avec le système de justice, le comité mentionne aussi l’importance de moyens alternatifs pour que les survivantes puissent témoigner devant la cour criminelle (par exemple par vidéoconférence) et la mise en œuvre d’un programme d’accompagnement à la cour, semblable à celui existant pour la Cour de la famille.  

Vu que le comité se penche sur des féminicides ayant eu lieu en milieu rural, les spécificités de ce milieu sont mentionnées à plusieurs reprises. Le comité suggère l’amélioration de l’accès cellulaire et Internet dans ces communautés afin d’ultimement améliorer l’accès aux services pour les personnes aux prises avec la violence, ainsi que la prise en compte des particularités au milieu rural par tous les secteurs impliqués. 

Sans surprise, la prévention et la formation des parties prenantes font partie intégrante des recommandations. On y trouve notamment : 

  • La formation des professionnels et professionnelles de justice travaillant auprès de survivantes de violence et de personnes violentes  
  • La conception et la mise en œuvre de campagnes de sensibilisation à destination du grand public sur les enjeux relatifs à la violence entre partenaires, y compris en milieu rural et les expériences des hommes, ayant notamment comme objectif d’inciter les hommes à solliciter de l’aide s’ils ont des comportements violents  
  • L’ajout dans les curriculums existants des écoles primaires, secondaires et postsecondaires de l’information concernant la prévention de la violence, la distinction des relations saines et violentes, l’identification de signes de contrôle coercitif, les facteurs de risque, l’intervention de témoins et les expériences uniques aux milieux ruraux et urbains 
  • La formation adéquate des enseignants et enseignantes afin qu’elles puissent offrir ce curriculum et le développement de ressources pour eux et elles 
  • L’examen des formations offertes actuellement aux professionnels et professionnelles de la justice  
  • L’offre de formations annuelles au secteur de la justice sur l’évaluation des risques, l’intervention qui tient compte des traumatismes (trauma-informed), la gestion des crises, la disponibilité et l’utilisation d’armes à feu et les facteurs uniques au milieu rural 
  • La réduction des facteurs qui augmentent le risque de violence et qui constituent des obstacles pour les survivantes, comme l’instabilité financière, l’insécurité en matière de logement, la santé mentale (y compris les comportements dépendants), et l’influence de la ruralité sur ces facteurs  
  • La mise sur pied d’un comité indépendant dont la responsabilité est d’éliminer la violence entre partenaires intimes, disposant d’un financement adéquat, en consultation avec les spécialistes et expertes sur le terrain en violence entre partenaires  

Ces recommandations sont essentielles. Chacune met en relief l’importance de se focaliser sur la prévention de la violence, plus efficace et moins coûteuse que des stratégies purement réactives.   

L’accès à la justice revient également à répétition au cours des recommandations. On y trouve la possibilité de modifier la Loi sur le droit de la famille à la suite de consultations à cet égard, y compris auprès des survivantes de violence et des fournisseurs de services; la mise sur pied d’une commission qui recommandera des modifications au système de justice pénale afin qu’il soit centré sur les victimes et survivantes, plus réactif aux causes de violence et mieux adapté à l’évolution de la société; l’examen de la meilleure façon de divulguer un historique de violence aux partenaires qui demandent cette information, notamment en consultant la loi de Clare en Angleterre (adaptée notamment en Alberta en 2021); l’ajout de féminicide et de contrôle coercitif au Code criminel; la possibilité d’inclure au système de justice la justice réparatrice; et la création d’un registre pour les récidivistes violents, semblable au registre des délinquants sexuels.  

Dans un même ordre d’idées, l’aspect de libération conditionnelle est aussi abordé. Les recommandations concernent le développement d’un processus en consultation avec le système judiciaire pour confirmer que les conditions de libération soient adéquatement documentées, l’utilisation de mécanismes de surveillance électronique pour les personnes violentes et la centralisation des victimes et des services de violence et de la réhabilitation des personnes violentes. 

Un engagement à financer de façon stable les organisations qui fournissent des services de soutien et l’augmentation de ce financement, la simplification des exigences de production de rapports pour les organismes dans le domaine (p. ex. soumission d’un seul rapport annuel à tous les bailleurs de fonds), la mise en œuvre en temps opportun d’un plan d’action national sur la violence basée sur le genre, l’élaboration d’un plan pour les maisons de deuxième étape, un fonds d’urgence pour les survivantes et une ligne d’aide à l’écoute 24 h sur 24 pour les hommes ayant des comportements violents sont toutes présentées comme solutions. La collaboration intragouvernementale, la création d’un système de gestion centralisé de dossiers accessible par tous les corps policiers, des lignes directrices claires pour signaler les hommes ayant des comportements violents dans les bases de données policières… Les recommandations sont toutes pertinentes que nous ne pouvons toutes les mentionner. Enfin, le comité recommande de réévaluer les progrès effectués un an après la présentation de ces 86 recommandations.  

Analyse d’Action ontarienne 

Action ontarienne appuie les recommandations détaillées ci-haut et toutes celles présentées au comité et est heureuse de constater les solutions multifactorielles qui prennent en compte les causes de la violence, l’importance d’accorder une voix aux survivantes, le rôle du système de justice, la prévention, et plus. Si nous sommes satisfaites de voir que ce comité a émis une liste exhaustive de recommandations, nous sommes découragées face au manque de réactivité des différents paliers gouvernementaux. Ces recommandations ne sont pas nouvelles. Elles ont été émises depuis de nombreuses années par de nombreux acteurs et à de multiples reprises. Les solutions ont été plusieurs fois répétées, mais il faut reconnaître un manque réel d’engagement politique et social à les mettre en œuvre. Encore combien de consultations, de rapports, de comités seront nécessaires pour que les gouvernements comprennent l’urgence? Rien qu’au cours des deux derniers mois, trois rapports sur la violence faite aux femmes ont été remis : un nouveau rapport sur la violence à caractère sexuel dans les Forces armées canadiennes qui reprend les mêmes recommandations déjà formulées en 2015, un nouveau rapport du Comité parlementaire permanent de la condition féminine pour mettre fin à la violence faite aux femmes et les recommandations de ce comité. Leurs points communs à tous : une analyse qui démontre l’urgence de la situation et la répétition de recommandations connues. Un esprit à peine cynique peut vite en conclure que les gouvernements en font fi volontairement et que leur seule réponse à un évènement tragique ou à un scandale est de proposer la mise en place d’un comité visant à proposer des solutions. Ils espèrent ainsi certainement gagner du temps et retarder pour toujours la mise en place de ces solutions, et cacher leur inaction. Le même esprit cynique pourrait aussi conclure que les violences fondées sur le genre et les inégalités entre les hommes et les femmes n’intéressent finalement pas beaucoup les politiques à part en période électorale. Le fait que le monde politique soit encore fortement dominé par des hommes blancs cisgenres hétérosexuels en est peut-être l’une des raisons.  

Et pourtant, nous n’en sommes plus là. Les victimes, les survivantes et toutes les femmes et filles en général méritent beaucoup mieux. Aucune étude ni aucun rapport ne viendra à la conclusion que tout va bien et qu’il n’y a plus de violence. Aucune étude ni aucun rapport ne recommandera aux gouvernements de rester inactifs et n’indiquera que le problème se réglera par magie.  

Voilà maintenant plus d’un an que nous attendons la mise en place d’un plan national d’action contre la violence faite aux femmes. Une centaine d’organisations de tout le pays (y compris Action ontarienne) a préparé en mars 2021, un long rapport à destination du gouvernement fédéral (à sa demande) pour établir les grandes lignes de ce futur plan. La mise en place d’un tel plan faisait partie de la plateforme libérale lors des élections de l’automne 2021. Nous attendons toujours la suite. Nous pressons le gouvernement de tenir sa promesse et de développer rapidement un plan national d’action contre la violence faite aux femmes, qui intègre toutes les composantes recommandées par le groupe d’expertes.  

Si le manque de réactivité au fédéral nous inquiète, la situation en Ontario nous inquiète aussi. Rien dans la plateforme électorale de 2022 du gouvernement conservateur laisse entendre que le gouvernement prendra la mesure de la violence faite aux femmes et de ses causes. Certes, au cours de son mandat précédent, le gouvernement ontarien a investi dans le programme des travailleuses d’appui transitoire et de soutien au logement, a un peu augmenté le financement des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS; environ 20 000 $ par organisme par année) et a investi dans la lutte contre la traite des personnes, mais rien n’indique une compréhension globale de la violence faite aux femmes et une volonté forte d’y mettre fin en attaquant ses causes. Il est plus que temps qu’au fédéral et au provincial, les leaders prennent des décisions courageuses pour mettre fin à la violence faite aux femmes dans toutes leurs diversités. Ceci passe par des mesures pour lutter contre la pauvreté et contre les discriminations, par la prévention et par l’augmentation des services d’aide. Oui, ces mesures prendront du temps et demanderont des investissements importants, mais on ne sort pas d’une épidémie par des mesurettes. Celle de la COVID-19 nous aura au moins appris ça.    

La même semaine de la publication des 86 recommandations, un homme a tué trois femmes à Ottawa. De nouveaux féminicides viennent s’ajouter chaque semaine à tous les autres déjà trop nombreux. Combien en faudra-t-il pour que les gouvernements se réveillent? De notre côté, nous présentons notre empathie et nos condoléances aux familles des victimes et nous leur assurons que nous continuerons nos revendications.  

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