Analyse d’enjeu — La prostitution : viol tarifé?

4 février 2020

Aujourd’hui, les différentes sources internationales évaluent le nombre de victimes de la traite des êtres humains entre 700 000 et 4 millions de personnes[1], incluant surtout des femmes et des filles. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que 70 % des personnes victimes de la traite le sont à des fins de prostitution et que 59 % des victimes de cette traite sont des filles et des femmes. Ce phénomène alarmant nous interpelle en tant que citoyennes et citoyens engagé.e.s pour un monde de justice, d’égalité, de solidarité et de paix.

Loin de considérer la prostitution comme inéluctable, nous croyons qu’un autre monde est possible, un monde libéré de la prostitution et de toutes formes d’exploitation sexuelle[2]. La prostitution est historiquement une institution d’oppression des femmes, fondée sur les inégalités entre les hommes et les femmes, entre les ethnies, entre les riches et les pauvres et entre les pays du Nord et du Sud. L’expansion massive de la prostitution et d’autres formes d’exploitation sexuelle sont une conséquence de la pauvreté, des inégalités sociales et du manque de choix dans la vie de toutes les femmes. Les études menées dans divers pays ayant opté pour une forme ou une autre de légalisation (Allemagne, Pays-Bas, Australie et d’autres) démontrent que ces politiques ne font qu’aggraver les multiples problèmes liés à la prostitution et à la traite des êtres humains.

Nous refusons de considérer la prostitution comme un « travail », encore moins comme une liberté ou un « droit » de disposer de son corps. On ne peut invoquer le consentement individuel pour légaliser ou décriminaliser la prostitution, sans se soucier des impacts sur toute la société, particulièrement sur les relations hommes-femmes. Cela aurait pour effet d’imposer à l’ensemble de la société de vivre dans un milieu où la prostitution envahit de plus en plus le tissu social. La notion de consentement dans la prostitution n’est donc d’aucune pertinence, sauf pour tenter de la légitimer.

Plusieurs mythes perdurent lorsqu’il est question de la prostitution. Le plus coriace est certainement la notion de choix. Un des principes de l’intervention féministe est la reprise du pouvoir sur nos corps et notre sexualité, qui se traduit par mon corps, mon choix! Nous croyons que cette notion ne tient pas compte des contraintes exercées auprès des femmes dans l’industrie du sexe. Oui au principe d’agentivité[3], mais pas s’il s’agit d’un déni de la réalité.

Selon une étude de 2014, 80,9 % des femmes en situation de prostitution souhaitent quitter le milieu[4]. Il faut donc aider la majorité des femmes piégées dans le milieu de la prostitution à en sortir, et éviter qu’une minorité de femmes qui disent profiter des bénéfices de ce milieu justifient le maintien d’un système prostitutionnel. Autre élément à considérer, plus de 80 % des personnes adultes qui sont ou ont été dans la prostitution ont commencé quand elles étaient mineures. Difficile de parler d’un choix personnel à cet âge, et ça ne devient pas automatiquement un choix quand on atteint 18 ans[5].

Pour qu’il y ait un réel choix, il faut d’abord qu’il y ait des alternatives. À cet âge, il ne fait pas de doute qu’on ne peut parler de capacité à prendre des décisions éclairées, puisque les ami.e.s vont vanter les avantages à être dans l’industrie du sexe, l’argent qu’on peut y faire, le train de vie qu’on peut y mener. Mais tout ça ne reflète en rien la réalité, et l’adolescente n’a aucune idée de cette réalité.

On parle également de consentement sans contrainte, c’est-à-dire, consentir sans avoir à répondre à un besoin quelconque. Une femme qui se prostitue pour avoir un toit sur la tête ou de la nourriture pour ses enfants ne le fait pas de gaieté de cœur, elle le fait sous contrainte. On ne peut parler de consentement libre et éclairé. En clair, pour qu’il y ait un choix, il faut qu’il y ait des alternatives, ce n’est pas un choix qui mène les femmes à la prostitution mais un chemin, un parcours et des circonstances sur lesquelles elles ont peu ou pas de contrôle.

Un autre mythe est celui de faire la distinction entre traite des femmes et prostitution tarifée. Dans les faits, la traite existe parce qu’il y a de la prostitution tarifée. Dans différents pays comme l’Allemagne ou encore les Pays-Bas, en légalisant la prostitution, la traite a connu une hausse exponentielle. Des économistes de l’Université de Göttingen en Allemagne ont étudié l’impact de la légalisation de la prostitution sur la traite des êtres humains. Voici la traduction du résumé de leur recherche : « Notre analyse empirique d’une section de plus de 150 pays montre que l’effet d’échelle domine l’effet de substitution. En moyenne, la légalisation de la prostitution augmente les flux de personnes issues de la traite. »[6]

En ce sens, il faut remettre la prostitution dans son contexte. La prostitution n’est pas qu’un homme et une femme qui transigent ensemble sur un service à donner à un moment précis. Il faut inscrire la prostitution dans une société patriarcale, avec des normes de genre, et des structures de pouvoir en place, soit le genre (la classe femme), la classe sociale et l’ethnicité.

La marchandisation du corps des femmes existe parce que ce sont elles qui sont les premières à souffrir de la précarité financière vu qu’elles occupent la majorité des emplois à temps partiel ou que beaucoup reçoivent de l’aide sociale.

Les abolitionnistes[7] s’opposent à la marchandisation du corps humain et refusent le discours individualiste qui fétichise le choix individuel. Elles et ils adoptent plutôt une vision sociale. Afin de soutenir les démarches de sortie des femmes et de prévenir leur entrée dans la prostitution, les abolitionnistes réclament le revenu de citoyenneté[8], la construction de logements sociaux et luttent contre de nombreuses inégalités systémiques telles que le colonialisme, le racisme et la pauvreté.

La prostitution est d’abord une atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes. Quand on permet à des hommes d’avoir accès aux corps des femmes, on permet une prise de pouvoir sexuel sur le corps de l’autre et un pouvoir financier. La prostitution est d’abord une exploitation des plus vulnérables, une violence et un obstacle à l’égalité.

La prostitution doit être officiellement reconnue comme un crime contre la personne, une violence contre les femmes et une atteinte à leur droit à l’égalité. La lutte contre la prostitution doit faire partie intégrante de la lutte contre la pauvreté, pour le respect des droits de la personne et pour l’égalité entre les sexes et entre les peuples.

 

[1] Les grands écarts entre les estimations de la traite sont liés au système d’évaluation adopté, selon qu’il prend ou non en compte la traite interne et pas seulement transfrontalière, et selon la définition même de la traite limitée (« forcée ») ou élargie (indépendamment du recours à la coercition).

[2] L’exploitation sexuelle se situe dans un continuum qui inclut la prostitution, la pornographie, le mariage forcé, le mariage par correspondance, l’esclavage sexuel, la traite des êtres humains (interne et internationale) et les agressions sexuelles de toutes sortes.

[3] Le terme d’agentivité fait référence à la capacité d’une personne à être actrice de sa propre vie, c’est-à-dire prendre ses propres décisions et avoir le contrôle de ses actes.

[4] Connaître les besoins des femmes dans l’industrie du sexe pour mieux baliser les services, Rapport de recherche de la CLES, p. 41.

[5] La prostitution : Il est temps d’agir, Conseil du Statut de la femme, mai 2012, p. 46. https://www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/avis-la-prostitution-il-est-temps-dagir.pdf

[6] En anglais sur : https://eprints.lse.ac.uk/45198/1/Neumayer_Legalized_Prostitution_Increase_2012.pdf

[7] Le mouvement abolitionniste vise à la fin de la prostitution et plus largement de toute forme d’exploitation sexuelle.

[8] Le revenu de citoyenneté (ou revenu de base garanti) est une somme d’argent versée par un état à tout citoyen sans condition ni obligation.

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